«Repérer les intelligences, c’est vital pour l’entreprise»

 

Conversation avec Nicolas Léonard à l’occasion de la sortie du premier livre de Béatrix Charlier «Activez les talents de votre entreprise».

Un des premiers chapitres de votre livre publié aux éditions L’Attitude des Héros résonne comme un avertissement et pourrait effrayer certains patrons: votre entreprise est construite sur des failles. Quelles sont ces failles?

Béatrix Charlier. – «Ce sont ce que beaucoup connaissent dans leur milieu professionnel, comme le système de silotage pour catégoriser les employés, la domination des diplômes sur les compétences, la hiérarchie par les titres, le jeu des bonus et des gratifications en lien avec les sacro-saintes évaluations annuelles… Or, au final, on constate que c’est tout cela qui vrille l’engagement, j’ai même envie de dire, qui l’éteint presque.

Pourquoi, avant la responsabilité de l’entreprise, pointez-vous celle de l’école?

«Le monde de l’école fonctionne en vase clos, avec des méthodes d’orientation, de validation et d’évaluation, une reconnaissance des compétences et des titres qui ne sont plus adaptés au monde d’aujourd’hui. L’école reste convaincue que son rôle est de transmettre un savoir. Mais depuis que ce savoir est accessible via son téléphone, des réseaux sociaux, des sites internet, ce qui compte c’est son utilité, son sens et sa pertinence. Cela, en plus du fait que les élèves et les étudiants sont peu associés à la construction du savoir, engendre le décrochage scolaire. Mais aussi le délitement des relations dans les familles, de la souffrance.

Et l’école contamine l’entreprise?

«Oui, c’est une évidence. Le but de l’enseignement général, c’est de conduire vers une université et une haute école, qui elle-même, en décernant titre et diplôme, doit conduire vers le monde du travail. Tout cela se fait via une hiérarchisation et des titres qui sont décernés: les sésames pour progresser. Et la course au titre se poursuit ensuite dans le monde professionnel, devient un baromètre social.

Mais, notamment sous l’impulsion des générations Y et Z, de nombreux employés ne se retrouvent plus dans la structure proposée par l’entreprise, sa hiérarchie, la manière dont on peut y progresser…

«C’est ce qu’on appelle le ‘désengagement’: on ne veut pas intégrer la structure, on n’y trouve pas ou plus sa place, on la quitte car on la trouve non adaptée. L’entreprise a pourtant obligation à s’adapter car, pour la première fois, nous avons quatre générations présentes en même temps et qui doivent donc cohabiter, et ont des attentes différentes.

Le dénominateur commun au sein de l’entreprise, pour tous, c’est la quête de sens?

«C’est une aspiration qui vient des millennials, mais que la plus grande part des collaborateurs a intégrée. Tant au niveau de l’entreprise que dans leur vie privée. Droit à la liberté de gérer son temps, flextime, télétravail, abolition des structures hiérarchiques rigides, équilibre vie privée-vie professionnelle, cela dans un monde où tout va plus vite… Les entreprises doivent en tenir compte sous peine de vivre dangereusement.

Avec, comme principal symptôme du malaise, un turnover important des effectifs…

«En effet. Les promesses traditionnelles faites par les entreprises pour retenir les talents, comme salaires, avantages en nature, progression dans la carrière, ne suffisent en tout cas plus à conserver les éléments de la génération Y, et ceux-ci bousculent les autres composantes de ces entreprises. Celles qui arrivent à garder leurs collaborateurs sont celles qui ont compris ce qu’était l’autonomie, qui incarnent des valeurs fortes et partagées.

Il faut un CEO qui n’ait pas de problème d’ego, qui ne mène pas une politique de la terre brûlée. Il y a hélas trop de CEO qui veulent être au-­dessus et briller encore plus.

On compense des départs par des recrutements, mais ce n’est donc plus non plus la solution?

«Par le passé, on recrutait pour améliorer les performances, pour répondre à des besoins très précis. Désormais, il faut voir les choses autrement et analyser l’ensemble du capital humain de son entreprise. Mon livre ouvre cette voie: au lieu de mettre beaucoup d’énergie sur des descriptifs de fonction, des entretiens d’embauche, pourquoi ne pas d’abord repérer les talents dans ses équipes, identifier les intelligences multiples, les activer et optimiser les performances? Nous sommes tous différents, mais nous avons tous des talents issus de nos intelligences multiples. Maintenant, repérer les intelligences, c’est vital pour l’entreprise.

Les entreprises fonctionnent donc en sous-régime parce que le management ne parvient pas à repérer les talents dormants, à identifier les intelligences multiples?

«C’est comme votre smartphone: vous utilisez 25% de sa capacité, comme votre cerveau. Or, nos entreprises sont beaucoup plus riches de talents que ce qu’elles pensent et ce sont ces talents-là qui vont faire évoluer l’entreprise. Mais pour que cela se passe bien, il faut un CEO qui n’ait pas de problème d’ego, qui ne mène pas une politique de la terre brûlée. Il y a hélas trop de CEO qui veulent être au-­dessus et briller encore plus. De même en ce qui concerne les managers qui n’ont pas nécessairement l’envie de voir grandir leur équipe, par peur d’être dépassés.

Les CEO, décideurs, patrons n’ont-ils pas tout simplement peur d’un constat d’échec, à savoir: auraient-ils dû activer les talents au lieu de recruter à tour de bras pour compenser les départs?

«Le CEO a toujours peur. Cela fait partie de la vie d’un CEO: peur d’être dépassé, peur de rater une marche au niveau de l’évolution de son entreprise… Oui, c’est dur de faire un constat d’échec. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’ils n’ont pas le temps de le faire. Un CEO devrait travailler à mi-temps, avoir dans son planning 50% de libre.

Pour quoi faire? Pour penser! Malheureusement, ils ont des agendas qui sont chargés à 150%. Ils n’ont donc pas le luxe de se dire qu’ils vont analyser les recrutements, le taux d’engagement, le taux de désengagement, comment faire mieux que ces dernières années… Des CEO qui font cela, j’en connais peu. La clé, c’est le temps, on le sait. Quand je conseille de faire une réunion hebdomadaire pour évoquer telle ou telle chose, on me répond souvent qu’on n’a pas eu le temps de la faire la semaine passée car il y a eu une urgence. Je réponds alors que l’urgence, la vraie urgence, c’est vous et rien que vous!

Les générations Y et Z, notamment, et leur quête de sens, sont déstabilisantes, interpellent, revendiquent… Elles effraient un peu, mais peuvent-elles être source d’inspiration?

«Il y a deux attitudes que l’on peut adopter. Soit une attitude de fermeture, et alors on regarde ces générations en se demandant: ‘Ils se prennent pour quoi? Ils feront moins les malins quand ils auront un emprunt sur le dos et qu’ils devront rembourser tous les mois.’ Soit on a une attitude de compréhension, en admettant que ce qu’ils veulent, on l’aurait bien voulu aussi. On se demande alors si ce que l’on a sacrifié en valait la peine.

Et là, il y a aussi danger pour l’entreprise…

«Car cela induit aussi du turnover dans les cadres et les managers de la génération X, et celui-là fait beaucoup plus mal, car ce sont alors de gros trous qui apparaissent dans les structures. Tout cela est finalement organique, la génération Y est venue avec la quête de sens il y a une petite dizaine d’années et désormais, on se pose tous la question du sens. La génération Z est venue avec la question de l’engagement envers la planète, son sauvetage, et nous allons tous basculer et adhérer à ces valeurs. Finalement, ce sont eux qui revoient le modèle de vie, déterminent ce qui est important, pourquoi on se lève le matin… Et je pense que ce sont en effet des éléments inspirants.

Mais ces générations sont plus complexes à manager. Comment les entraîner dans son sillage, vers ses objectifs?

«Hélas, cela ne fonctionne pas comme cela. Le manager a sa propre conception du sens et la personne qu’il engage a son sens à elle, mais ne va pas adhérer au sien d’un claquement de doigts. En tout cas, le management directif est mort car l’autorité n’est plus reconnue.

Quelles sont alors les pistes pour susciter l’engagement, pousser à la créativité?

«Il faut que les personnes soient là dès le début du projet, pour voir si elles adhèrent ou pas. Cela ne sert à rien de mettre de l’énergie pour faire adhérer des gens à un projet qui ne représente rien pour eux: ils n’en ont même pas envie. Je conseille souvent de mettre les emp­loyés autour de la table, d’expliquer le projet, de demander les avis de chacun, les idées, les impressions… Arriver en disant qu’on a un super projet, qu’il faut tous s’y mettre pour le rendre dans 15 jours et taper dans les mains en disant ‘go!’, cela ne marche plus.

Personnellement, affirmer de nos jours qu’il faut que tous les gens soient là en open space pour travailler tous ensemble, cela me fait rigoler! Ça ne fonctionne pas!

Deux notions apparaissent alors comme centrales dans votre livre: le why et le care. Comment peut-on les caractériser?

«Le why, c’est la clé de voûte: donner du sens est plus que primordial, c’est vital! Le care, c’est le ciment: l’écoute, l’attention, aider à la libre circulation des talents, aux évolutions, aux demandes.

Est-ce qu’à un moment il est trop tard pour bien faire? Certaines entreprises sont-elles à ce point engluées dans un mode de fonctionnement qu’il leur sera impossible d’en sortir et d’évoluer?

«Non, jamais, mais à une condition: prendre de la distance. Si l’on fait corps avec son entreprise, c’est très compliqué d’enclencher des mutations.

Cette distanciation est-elle aussi nécessaire dans le cadre d’une transmission d’entreprise?

«Absolument. Mais ce n’est pas simple, car transmettre son entreprise, c’est terminer une histoire. Cela renvoie directement à notre propre finitude.

Donc, cette question de la transmission on se la pose…

«… trop tard, évidemment. Toujours trop tard. La transmission d’entreprise, cela se prépare dix ans avant.

Que cette transmission soit intrafamiliale ou non?

«Peu importe. C’est la personne qui transmet qui doit se préparer en se posant ces questions, notamment: Quand cela va-t-il s’arrêter? Que vais-je devenir? Ce sera quoi, ma vie? Suis-je capable de vivre hors de cette frénésie, de ce stress? Que puis-je faire d’autre? Maintenant, je concède que c’est parfois plus compliqué dans le cadre d’une entreprise familiale, car il y a un certain poids, un héritage, la crainte du regard des autres…

Comment voyez-vous les évolutions futures du monde professionnel en lien avec le télétravail?

«On ne sait pas ce que seront les entreprises demain! Mais on peut observer un certain nombre de phénomènes comme un délitement des relations, car on n’est plus ensemble. Certains se sont aussi écartés des objectifs de leur entreprise et n’ont pensé qu’à leur confort: ceux-là ne veulent maintenant plus revenir, mais rester là où ils sont… D’autres démissionnent aussi pour de bonnes ou de mauvaises raisons, mais d’autres reviennent car ils aiment cela. Le Covid a en tout cas ouvert un champ de liberté incroyable! Les managers doivent savoir que le ‘tout contrôle’ ne fonctionne pas. Ceux qui veulent des time sheets à la fin de la journée sont les mieux placés pour le constater, puisqu’ils ne les reçoivent jamais à 100%. Personnellement, affirmer de nos jours qu’il faut que tous les gens soient là en open space pour travailler tous ensemble, cela me fait rigoler! Ça ne fonctionne pas!

Écrire ce livre a été dicté par l’urgence du moment?

«Il y a deux éléments. Tout d’abord, je forme des coachs à mes outils et ils étaient demandeurs d’un écrit. Ensuite, quand le confinement est arrivé, avec un agenda qui s’est totalement vidé en trois jours, je me suis, je n’ai pas honte de le dire, effondrée. Ma société avait quatre ans, je la voyais décoller et tout d’un coup, cela a été le vide… Or, je ne voulais pas baisser les bras. Je voyais des entreprises autour de moi qui fermaient et cela m’était insupportable. C’était donc le moment de comprendre comment il était possible que des entreprises s’effondrent comme cela, ‘juste’ à cause d’un confinement. Le but n’était pas d’écrire pour écrire, mais d’aider.

Mais, au final, c’est un livre qui induit le questionnement, pas du tout de solutions clés en main?

«Je l’ai volontairement conçu de cette manière, avec justement des questions à la fin de chaque chapitre. Je ne crois pas aux recettes ou aux solutions toutes faites. On progresse selon moi avec la bonne question, mais qu’est-ce que c’est difficile de trouver la bonne question! Si ce livre aide à la définir, tant mieux.»

Le livre est disponible dans les librairies Ernster et chez Alinéa, mais aussi via le site de l’auteur  ou de l’éditeur.

Cet article a été rédigé pour  l’édition magazine de Paperjam du mois de novembre  parue le 28 octobre 2021.