La question intergénérationnelle est au cœur de mes recherches depuis plus de vingt ans. Comprendre les codes de chaque génération – leurs valeurs, leurs moteurs, leurs freins inconscients, leur rapport au monde – nourrit mes enquêtes et mes interventions en entreprise.
Il y a une dizaine d’années, j’ai vu émerger la Génération Y et ses comportements qui ont percuté l’entreprise dès les entretiens d’embauche. J’ai observé l’évolution de la Génération X et la manière dont son interaction avec les Y l’a transformée. Aujourd’hui, je m’intéresse particulièrement à la Génération Z, cette génération du futur qui se positionne sur d’autres priorités, avec des objectifs que l’on ne comprend pas toujours.
Nos entreprises reposent désormais sur trois générations : les baby-boomers quittant le monde du travail, restent les X, Y et Z, également nommés les Wise, Now et Next Generations. Et malgré leur cohabitation, elles ont encore du mal à travailler ensemble.
Pourquoi ? Parce qu’elles sont marquées par deux grandes ruptures :
- une rupture historique, qui a façonné leurs paradigmes ;
- une rupture technologique, qui a bouleversé leur rapport au monde et à l’entreprise.
Trois générations, trois impacts différents
- La Génération X – la Wise Generation a grandi avec la conviction que l’entreprise était un lieu de carrière et de développement. Ce contrat moral a pourtant été brisé en 2008 lors de la crise financière, quand l’entreprise a cessé d’incarner sécurité et confiance.
- La Génération Y – la Now Generation a imposé d’autres priorités : donner du sens au travail, préserver un équilibre de vie, refuser de sacrifier sa vie personnelle pour sa carrière. Elle a apporté les valeurs d’agilité, de liberté et de collaboration – qui se sont révélées vitales pendant la crise du Covid, avec l’essor du télétravail et des nouvelles formes de collaboration.
- La Génération Z – la Next Generation arrive dans un monde fracturé par les crises climatiques et sociales. Elle est marquée par l’éco-anxiété, véritable nouvelle maladie de l’entreprise. Là où le burn-out a marqué les générations précédentes, la Z oscille entre trois réactions : fight (l’engagement militant), freeze (l’incapacité à agir) et flight (le retrait ou le déni).
J’observe aussi, à travers mes échanges avec les représentants de la GenZ, comme Nikita Colas, militante écologiste, combien cette génération refuse de séparer carrière et responsabilité écologique. Pour elle, l’entreprise doit être une partie de la solution, pas du problème.
Chacune de ces générations apporte une vision unique : ancrage et résilience pour les X, quête de sens et d’équilibre pour les Y, lucidité et activisme pour les Z.
Au-delà des étiquettes : une question de valeurs et de conscience
Réduire les individus à une simple appartenance générationnelle serait une erreur. Dès 2016, notre enquête sur Le turnover de la Génération Y a montré qu’à peine 30 % d’entre eux portaient réellement les « valeurs Y » ; une autre partie partageait les valeurs X, et le reste se situait dans une zone intermédiaire. Ces proportions ont continué à évoluer et révèlent une réalité plus nuancée que les clichés.
L’intergénérationnel n’est pas une affaire d’âge. C’est une affaire de valeurs, de niveaux de conscience et – en 2025 plus que jamais – de désir d’impact.
On peut avoir 25 ans et chercher la sécurité d’un X, ou 60 ans et partager la quête de liberté d’un Y.
Comme l’a montré Emmanuelle Duez avec The Boson Project, « la jeunesse n’est pas l’avenir de l’entreprise, elle en est déjà le présent ». Reconnaître cette évidence, c’est accepter que les Z soient une force de transformation immédiate, et non un pari lointain.
Pourquoi la collaboration intergénérationnelle est vitale ?
Les crises récentes – financières, sanitaires, climatiques, géopolitiques – nous rappellent que les réponses ne viendront pas d’une seule génération. C’est dans le dialogue intergénérationnel que naissent les solutions durables :
- La lucidité de la Z oblige à ne plus faire du “business as usual” et appelle les entreprises à poser des actes de réparation, à s’engager dans la convergence des luttes pour plus de justice sociale et écologique.
- La quête de sens de la Y a déjà transformé l’entreprise : flexibilité, autonomie, télétravail.
- L’expérience de la X apporte résilience et ancrage, car elle a traversé plusieurs crises et témoigne qu’il est possible d’en sortir.
Nous vivons une urgence darwinienne. Les entreprises qui survivront ne seront pas celles qui opposent leurs générations, mais celles qui les font dialoguer. Non pas en additionnant leurs différences, mais en multipliant leurs forces.
Solutions concrètes pour réconcilier les générations
Au-delà du constat, il est urgent de proposer des leviers concrets pour transformer la cohabitation des générations en véritable collaboration. Voici quelques pistes, validées par mes enquêtes de terrain, croisées avec les données du Deloitte Global Gen Z & Millennial Survey 2025 et les travaux d’Isaac Getz sur l’entreprise libérée et altruiste :
- Cartographier les compétences & créer des convergences de talents
Chaque génération apporte un capital invisible (technique, relationnel, sociétal) souvent sous-utilisé.
➡️ Action : réaliser des cartographies de talents pour identifier les compétences émergentes (écologie, numérique, soft skills). En croisant les générations, on crée des équipes hybrides capables d’innovation durable.
- Instaurer du mentorat inversé & des dialogues croisés
Les Gen Z veulent être entendus. Leur voix est précieuse pour actualiser les pratiques managériales.
➡️ Action : mettre en place des binômes intergénérationnels où les jeunes accompagnent les plus expérimentés sur le digital, l’écologie ou la transformation sociétale.
- Remplacer les entretiens d’évaluation par des entretiens d’évolution
Le contrôle démotive ; le développement fidélise.
➡️ Action : transformer les entretiens annuels en rendez-vous centrés sur les aspirations, les valeurs et l’impact. Cela répond aux attentes de sens : près de 90 % des jeunes générations placent le sens au cœur de leur satisfaction professionnelle (Deloitte 2025).
- Renforcer le sens, l’engagement et l’alignement des valeurs
Les nouvelles générations quittent une entreprise si elles jugent son engagement superficiel. Isaac Getz l’a montré : une “entreprise altruiste” attire car elle incarne réellement ses valeurs.
➡️ Action : clarifier la raison d’être, rendre visibles les engagements, impliquer toutes les strates – dirigeants, managers, employés – dans des projets à impact concret.
- Flexibilité & bien-être mental
Moins de 60 % des Gen Z et millennials estiment avoir une bonne santé mentale, et l’anxiété est une constante (Deloitte 2025).
➡️ Action : développer la flexibilité (télétravail, horaires aménagés), former les managers à l’écoute et à la bienveillance, reconnaître les efforts au-delà des résultats chiffrés.
Conclusion
Les attentes des générations Y et Z ne sont pas de simples revendications passagères : elles traduisent des ruptures profondes dans nos sociétés. Les entreprises qui ne les entendent ne pourront pas s’adapter et donc survivre.
L’intergénérationnel, lorsqu’il est conçu comme un véritable levier stratégique, devient non seulement un facteur de cohésion, mais aussi une force de résilience, d’innovation et d’impact sociétal.
L’entreprise de demain sera celle qui saura cultiver la convergence des valeurs autant que la diversité des générations – une certaine idée de la liberté, de la fraternité et de la démocratie.
Il n’est pas trop tard !
Béatrix Charlier, chercheuse et spécialiste des intelligences multiples et de la collaboration intergénérationnelle